Penser philosophiquement la crise d'accès à la justice

  • 08 septembre 2020
  • Shawn Foster, étudiant de deuxième année et vice-président aux évènements de la Section Pro Bono de la Faculté de droit de l’Université Laval

Le début de la nouvelle année scolaire dans les facultés de droit implique, pour la plupart, le retour des comités Pro Bono au sein de ces facultés. En effet, il y a, en principe, de nouvelles équipes prêtes à relever de nouveaux défis, à organiser de nouveaux évènements, recruter de nouveaux bénévoles et à collaborer avec de nouveaux organismes. Or, d’année en année, une chose demeure la même: la vocation de Pro Bono, qui se veut un remède à la crise d’accès à la justice, but soutenu par toutes les sections présentes au sein des facultés de droit canadiennes. Toutefois, avec le vent de nouveauté que nous offre cette nouvelle année scolaire qui ne tarde guère à débuter, pourquoi ne pas envisager l’enjeu sous un nouvel angle? Plus précisément, l’angle philosophique. En ce sens, peut-on penser philosophiquement la crise d’accès à la justice? En d’autres mots, y a-t-il une composante philosophique qui y contribue? Voilà la question à laquelle nous nous intéresserons.

 

L’ACCÈS À LA JUSTICE

Affirmer qu’il s’agit d’une crise d’accès « à la justice » et non pas « aux tribunaux » est évocateur. En effet, Anne-Marie Santorineos souligne que « l’accès à la justice[,] ce n’est pas seulement aller devant les tribunaux, mais c’est aussi être outillé pour le faire et avoir différentes options pour pouvoir régler un conflit »[1]. Cela suppose d’entrée de jeu que le concept de justice transcende ce qui se passe dans les tribunaux. Le concept de justice est donc englobant; la réalisation de la justice requiert certaines conditions. Mais lesquelles? S’il était de la tâche des philosophes de tenter de définir la justice – notamment ceux de la modernité, qui fondèrent la justice sur la raison –, Jean-François Roberge fait remarquer que, de nos jours, elle « possède au moins autant de définitions qu'il existe de conceptions du droit »[2]. À quelle justice sommes-nous donc en manque d’accès?

 

LA JUSTICE À L’ÉPOQUE POST-MODERNE

La post-modernité résulte du constat suivant: « si les catastrophes du XXe siècle appartiennent à l’expansion et à l’achèvement de la modernité, alors il faut en finir avec la modernité »[3]. S’est donc opérée une rupture avec tous les grands idéaux antérieurs, dont celui de la justice, pour désormais laisser place à l’individualisme, le « projet » post-moderne voulant « réconcilier l’action individuelle avec la perte de sens du “projet” humain »[4]. Chez Alexis de Tocqueville, l’individualisme est un sentiment qui découle de la réflexion, qui n’entraîne donc pas d’emportement, et qui mène à un retranchement de la personne dans la sphère du privé: le citoyen est donc porté à déterminer à partir de lui-même seulement les conditions de son existence. En d’autres mots, l’interprète du monde qu’est l’individu est désormais maître de sa weltanschauung (conception du monde)[5]. Conséquemment, « [l]aissé à lui-même, pour ainsi dire, tout critère spécifique de jugement aura tendance à s’embrouiller jusqu’à la réversion, c’est-à-dire jusqu’au point où c’est ce qu’il est censé régir qui lui impose sa “propre” signification »[6]. La conception moderne du droit, et par extension de la justice, est alors jugée obsolète puisqu’elle ne répond plus aux diktats de la raison individuelle, renfermée sur elle-même. Effectivement, les tribunaux et la figure d’autorité qu’est le juge ne sont plus synonymes de la réalisation de la justice, à l’époque post-moderne. La perte de confiance et de légitimité en l’idéal de justice – laquelle nous serait commune à tous parce qu’en tant qu’humains rationnels, nous y aurions accès par le seul usage de la raison –, mène au besoin d’établir un processus de relativisation du droit, c’est-à-dire un modelage d’une justice relative qui s’intègre dans le cadre imposé par les tenants du post-modernisme[7]. Pierre Noreau affirme d’ailleurs que « [l]a confiance que les citoyens mettent dans les institutions publiques est la condition de leur stabilité: c’est le problème de la légitimité. Il en va de même des tribunaux. Il ne s’agit pas seulement pour le citoyen de bénéficier des moyens d’y faire valoir ou d’y défendre ses droits. Encore faut-il faire confiance à l’institution »[8]. Dans la même veine, des auteures mentionnent que le modèle traditionnel de la justice faisait conséquemment face à deux possibilités, soit de demeurer le même au risque d’être éventuellement ignoré, soit d’évoluer avec la société mais subir dévaluation normative[9]. Il semble que la deuxième possibilité ait prévalu.

Ce n’est donc plus la question « à quelle justice sommes-nous donc en manque d’accès? » qui doit être posée, puisque la post-modernité a écarté les chances de fournir une réponse définitive. Il faut donc se demander: comment les citoyens peuvent-il avoir accès à la réalisation de leur vision individuelle de la justice? La réponse: la justice participative.

 

LA JUSTICE PARTICIPATIVE

La justice participative a été instituée par le Code de procédure civile[10]. Jean-François Roberge la définit comme étant « un cadre d'intervention qui porte les trois valeurs fondatrices suivantes: le respect, la créativité et la proactivité[, qui] se pratique concrètement par l'un des modes de prévention et règlement des différends (PRD) »[11]. Parmi ces derniers, pensons notamment à la médiation ou la négociation[12]. Pour reprendre l’essence d’une allocution prononcée par l’honorable François Rolland, la justice participative permet, par son approche plus souple et pluridisciplinaire, de dépasser les solutions qui relèvent strictement du droit et de la logique de l’affrontement, ce qui permet des solutions fondées sur la coopération et en tenant compte des besoins des clients[13]. En ce sens, elle permet une justice sur mesure qui s’ancre directement dans la post-modernité et le pluralisme juridique reconnaissant d’autres ordres normatifs pouvant guider les comportements de la société[14].

 

CONCLUSION

Avec le vent qui reviendra sous peu dans les voiles des sections Pro Bono des facultés, étudiants et superviseurs pourront recommencer à mettre le pain à la planche pour tenter de remédier à la crise d’accès à la justice. Il convient toutefois de porter une importance particulière au dialogue avec le client, par lequel il nous est possible de prendre connaissance de sa vision de la justice et de la manière qu’il croit être celle donnant lieu à sa réalisation. Puisqu’il est généralement rare qu’un étudiant en droit se voie accorder un dossier complexe, ses tâches se limitant plus souvent qu’autrement à fournir de l’information juridique, parmi cette information devrait se trouver l’alternative au règlement de différends que représente la justice participative. Comme l’a jadis mentionné l’ancienne juge en chef de la Cour suprême, l’honorable Beverley McLachlin: « En tant que personnes au service de la justice, les avocats [et les futurs avocats!] ont le devoir d’aider à dénouer la crise d’accès à la justice qui afflige nos systèmes juridiques »[15]. Et l’un de ces moyens passe par la justice participative.

 

[1] Anne-Marie SANTORINEOS, « Accès au système de justice: un virage culturel s’impose », Le Blogue SOQUIJ, 21 novembre 2017, [En ligne], https://blogue.soquij.qc.ca/2017/11/21/acces-systeme-de-justice-virage-culturel-simpose/

[2] Jean-François ROBERGE, La justice participative. Changer le milieu juridique par une culture intégrative de règlement des différends, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011, p. 11.

[3] Gilles GAGNÉ, « Les transformations du droit dans la problématique de la transition à la postmodernité », (1992) 33 (3) Les Cahiers de droit 701, p. 705.

[4] Id., p. 706.

[5] « [L]a Weltanschauung est en elle-même, interruption, conclusion, fin de système, elle est étrangère à la philosophie qui en tant qu'elle est immersion absolue dans la vie comme telle ne trouve jamais de conclusion. » Martin HEIDEGGER, « L'époque des conceptions du monde », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Éditions Gallimard, coll. « TEL », 1987, p. 99-146.

[6] G. GAGNÉ, supra, note 3, p. 715.

[7] Pauline MAISANI et Florence WIENER, « Réflexions autour de la conception post-moderne du droit », (1994) 27 Droit et société 443, p. 444 à 445.

[8] Pierre NOREAU, « Accès à la justice et démocratie en panne: constats, analyses et projections », dans Pierre NOREAU (dir.), Révolutionner la justice, Montréal, Thémis, 2010, 13-43, p. 17.

[9] P. MAISANI et F. WIENER, supra, note 7, p. 444.

[10] Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01.

[11] Id., art. 1, alinéa 2.

[12] J.-F. ROBERGE, supra, note 2, p. 14.

[13] Allocution de l’honorable François Rolland, dans BARREAU DE MONTRÉAL, Table ronde sur la justice participative. Le juriste, élément clé de la justice participative, 7e éd., 13 novembre 2014, [En ligne], https://www.barreaudemontreal.qc.ca/sites/default/files/rapporttablerondejusticeparticipative_2014.pdf

[14] Pierre-Claude LAFOND, « Introduction », dans Pierre-Claude LAFOND, Régler autrement les différends, 2e éd., Montréal, LexisNexis Canada inc., 2018, p. 12 et 24.

[15] La très honorable juge Beverley McLACHLIN, « La profession juridique au 21e siècle », Discours, Cour suprême du Canada, [En ligne], https://www.scc-csc.ca/judges-juge