Singh et al. c. Société Terminaux Montréal Gateway et al. : La santé et la sécurité priment sur la liberté de religion

  • 18 octobre 2016
  • Me Justine B. Laurier, avocate - droit du travail et de l’emploi et Me Francesca Taddeo, avocate - litige commercial, BLG s.e.n.c.r.l.

Récemment, la Cour supérieure a rendu une décision déterminante, sous la plume de l’honorable juge André Prévost, dans l’affaire Singh et al. c. Société terminaux Montréal Gateway et al.[1], à l’effet que le niveau de dangerosité d’un milieu de travail et les risques réels de blessures pouvant y survenir justifient que les opérateurs de terminaux maritimes privilégient la santé et la sécurité au travail au détriment du droit à la liberté de religion accordé par la Charte des droits et libertés de la personne (la “Charte québécoise”) et la Loi canadienne sur les droits de la personne.

En effet, dans le cadre de leurs opérations, les opérateurs de terminaux doivent veiller à assurer la santé et la sécurité de quiconque circule sur leurs sites, soit leurs employés et les visiteurs. Il est reconnu également que les opérateurs de terminaux, en leur qualité de fournisseurs de services ou d’employeurs, doivent offrir un environnement de travail qui saura respecter les libertés et les droits fondamentaux protégés par les divers instruments législatifs en matière de droits de la personne. Or, ces droits peuvent parfois entrer en conflit et causer des situations délicates, tant aux plans juridique qu’interpersonnel et organisationnel. Ainsi, en instaurant des mesures en matière de santé et sécurité et en veillant à leur respect, les opérateurs de terminaux doivent déployer les efforts nécessaires pour accommoder leurs employés et tout tiers devant circuler sur leurs sites, y compris les camionneurs. Ils doivent donc s’assurer que ces mesures d’accommodement ne causeront pas de risques à la santé et à la sécurité de ces personnes. Cet équilibre entre deux droits doit être pondéré à la lumière de l’environnement de travail visé.

De façon plus précise, lorsque la nature des activités d’une entreprise expose les personnes qui y circulent à des risques de blessures, comment les opérateurs de terminaux peuvent-ils concilier ces deux responsabilités, soit celle d’assurer la santé et la sécurité des personnes et la protection de leurs droits et libertés?

Dans cette affaire, les demandeurs, des camionneurs de religion sikhe, devaient se rendre sur les terminaux du Port de Montréal pour effectuer du transport de conteneurs pour le compte de leurs employeurs respectifs, des entreprises de camionnage. Lorsqu’ils se rendaient sur les sites des terminaux défendeurs, les demandeurs, au même titre que toutes les personnes y circulant, devaient se conformer à la politique exigeant qu’ils portent un casque protecteur lorsqu’ils se déplaçaient à l’extérieur de leurs camions (la « Politique »). Cette Politique a été adoptée par les terminaux pour se conformer à leurs obligations légales prévues au Code criminel, au Code canadien du travail, ainsi qu’au Règlement sur la santé et la sécurité au travail en milieu maritime et au Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail.

Les demandeurs se sont plaint aux représentants des terminaux défendeurs que la Politique était discriminatoire et violait leur liberté de religion qui leur enjoint d’être uniquement coiffés de leur turban. Ainsi, ils ont demandé à être dispensés de porter le casque protecteur lorsqu’ils effectuaient leur travail sur les sites des terminaux défendeurs. La demande a été refusée au motif qu’un accommodement de cette nature aurait pour effet de soustraire les terminaux à leurs obligations légales. Un des terminaux, la Société terminaux Montréal Gateway (« MGT »), a initialement tenté d’accommoder les croyances religieuses des demandeurs en élaborant une procédure alternative de chargement des conteneurs. Or, MGT s’est vu contrainte de mettre fin à cette mesure qui s’est avérée inefficace puisque contraignante sur les plans financiers et organisationnels. Les demandeurs eux-mêmes se sont d’ailleurs plaint que cette mesure alternative de chargement n’était pas commercialement viable. Tel que souligné par le juge Prévost, les demandeurs n’ont jamais collaboré à l’élaboration de solutions alternatives et n’ont pris aucune initiative visant à proposer une autre mesure d’accommodement; ils ont simplement demandé d’être exemptés de l’application de la Politique.

Après avoir analysé l’environnement de travail des terminaux, le cadre législatif auquel étaient soumis les défendeurs et la portée du droit à la liberté de religion, la Cour supérieure a confirmé qu’un opérateur de terminal maritime pouvait effectivement exiger de personnes de religion sikhe qu’elles portent un casque protecteur par-dessus leur turban, malgré leur sincère croyance religieuse le leur interdisant.

Le juge Prévost a analysé la question de la discrimination tant sous l’angle de la Loi canadienne sur les droits de la personne que de la Charte québécoise. La Cour a confirmé la présence d’un risque important de blessure à la tête pour les camionneurs lorsqu’ils se déplaçaient à l’extérieur de leur camion sur le site des terminaux défendeurs, et ce, indépendamment du nombre de blessures à la tête recensées chez les camionneurs au fil des années.

Bien que la Cour ait considéré que la Politique était discriminatoire prima facie pour les demandeurs, elle a conclu que son adoption était amplement justifiée. En effet, la Politique avait été élaborée pour se conformer à des obligations légales, avait été adoptée de bonne foi par les terminaux et était raisonnablement nécessaire au travail des camionneurs.

Sous l’angle de l’analyse de l’atteinte à la liberté de religion prévue par la Charte québécoise, le juge Prévost a déterminé que, bien que les demandeurs aient démontré que la Politique portait effectivement atteinte à leur liberté de religion, cette atteinte était justifiée en vertu de la Charte québécoise en ce que les effets bénéfiques de la Politique l’emportaient sur les effets préjudiciables de celle-ci à l’égard de la liberté de religion des demandeurs. En effet, aucune autre mesure alternative ne pouvait permettre aux demandeurs d’exécuter leur travail dans des conditions sécuritaires. Pour ces motifs, de l’avis du juge Prévost, la Politique est justifiée.

En pratique, quelles leçons doivent tirer les employeurs (ou toute organisation agissant à titre de fournisseur de services) de cette affaire?

  • Toute entreprise doit s’assurer de protéger la santé et la sécurité de toute personne qui circule sur son site ou son environnement de travail. Cette obligation ne se limite pas uniquement aux employés de l’organisation, mais s’étend à toutes personnes sur lesquelles l’entreprise exerce un « contrôle »[2].
  • Ainsi, les entreprises devraient évaluer le niveau de dangerosité de leurs opérations et de leur lieu de travail afin de déterminer s’il existe un risque réel d’accident lié à leurs activités/opérations; le cas échéant, établir l’étendue des mesures qui devraient être instaurées afin de diminuer ces risques. À cet effet, les entreprises peuvent engager les services d’experts tels que des ergonomes, afin d’identifier non seulement la nature et le niveau des risques existants, mais également les mesures appropriées qui devraient être mises en place afin d’y pallier, le cas échéant.
  • Lorsqu’une mesure de sécurité est instaurée, l’entreprise peut être confrontée à deux responsabilités, soit d’une part, l’obligation d’assurer la santé et la sécurité de ses employés (et des personnes sur lesquelles elle exerce un « contrôle ») et, d’autre part, l’obligation qui lui incombe d’accommoder raisonnablement une personne ou un groupe requérant l’exercice d’un droit ou d’une liberté fondamentale. Le cas échéant, l’entreprise doit alors évaluer si la mesure instaurée constitue une exigence professionnelle justifiée. Pour ce faire, l’entreprise doit démontrer que cette mesure a été adoptée dans un but lié à l’exécution du travail visé, que cette mesure était raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail et qu’une mesure alternative ne pourrait être établie sans causer une contrainte excessive à l’entreprise.
  • L’obligation d’accommodement raisonnable en est une qui nécessite la collaboration de chacune des parties en ce qu’elles doivent toutes être proactives dans la recherche de solutions alternatives.

Les demandeurs portent en appel la décision du juge Prévost. Il sera donc important pour les employeurs et les entreprises devant composer avec des responsabilités souvent contradictoires de suivre l’évolution de ce dossier.

[1] 2016 QCCS 4521
[2] Illustration : Pour une étude plus approfondie de l’étendue de la responsabilité en matière de santé et de sécurité d’un client envers un prestataire de service vis-à-vis lequel il détient le « contrôle », voir : Sobeys Québec inc. c. Commission de la santé et de la sécurité du travail, 2012 QCCA 1329.