Les résidences construites sur d’anciens dépotoirs

  • 19 avril 2016
  • Me Roger Paiement, avocat en droit de l'environnement, Beauregard avocats S.E.N.C.R.L

La nouvelle a eu l’effet d’une bombe le 11 novembre 2015 sur les ondes de Radio-Canada qui demandait « Votre résidence est-elle bâtie sur un dépotoir? »[1].

Ce reportage confirmait que de nombreuses résidences pourraient avoir été construites au-dessus d’anciens dépotoirs qui sont potentiellement contaminés et qui pourraient être à l’origine d’émanation de biogaz[2].

Selon le rapport de la Ville de Montréal intitulé Anciens dépotoirs - Surveillance des biogaz et caractérisation des déchets (projet no. 91F017) daté de septembre 1994 (ci-après le « Rapport »), il pourrait y avoir des dizaines de sites[3] dans la région de Montréal.

Toujours selon le Rapport, les craintes de la Ville de Montréal l’ont incitée à mettre en place un programme de surveillance des biogaz dans certains secteurs et en particulier dans les secteurs du parc Baldwin, du parc Père-Marquette et dans le secteur situé en face du terrain de l’hôpital Louis-Hyppolite Lafontaine[4].

Quelles sont les questions que ces propriétaires devraient se poser et quelle analyse juridique doit-on faire de cette fâcheuse situation? Nous examinerons successivement : 1) les 3 volets de cette problématique; 2) les recours éventuels des propriétaires et 3) la question des délais applicables à ces recours.

Les 3 volets de cette problématique

Tout d’abord, ce n’est pas parce qu’une résidence a été construite sur un ancien site d’enfouissement que son propriétaire en subit nécessairement un préjudice ou un dommage. Trois éléments devraient être vérifiés par le propriétaire, soit le volet géotechnique, la santé des occupants et la contamination des sols.

Sur le plan géotechnique, il faudra faire inspecter le bâtiment afin de déterminer s’il y a des indices de dommages causés à l’immeuble en raison des tassements de sol dus à la présence de matières résiduelles dans le sol. Cette évaluation devrait être faite par un expert qui procédera au moyen d’inspections visuelles et de « monitoring » (suivi des mouvements du bâtiment).

Sur le plan de la santé humaine, il faudra vérifier s’il y a effectivement des émanations de biogaz ou de méthane ou autres pouvant avoir un effet sur la santé humaine des occupants. Ici encore, il faudra faire appel à un expert qui procédera à l’installation de puits qui permettront de prendre la mesure des émanations en gaz carbonique (CO2) et en méthane (CH4). Comme l’indique le Rapport, « lorsque le méthane se retrouve en concentration comprise entre 5 % et 15 % en volume dans l’air, il constitue un mélange inflammable et explosif pouvant mettre en danger la sécurité des gens »[5].

Sur le plan de la contamination, il sera nécessaire de procéder à un échantillonnage des sols et à l’analyse des résultats dans le but de déterminer s’il y a présence de sols[6] qui sont contaminés au-delà des critères réglementaires applicables[7].

Si ces vérifications démontrent qu’il y a absence de dommages sur les plans géotechnique, de la santé et de la contamination, le propriétaire pourra être rassuré et il n’aura pas à entreprendre de recours judiciaire. Mais quels seront ses recours s’il découvre une problématique au terme de ce processus?

Les recours éventuels contre le vendeur, le constructeur ou la Ville

Contre le vendeur

Si la propriété a été vendue avec la garantie légale[8], le propriétaire pourrait intenter un recours contre son vendeur en se fondant sur l’article 1726 C.c.Q. Il devra alors démontrer que le vice est grave, qu’il est antérieur à la vente, qu’il est caché et que ce vice a été dénoncé au vendeur dans un délai raisonnable. Les dommages causés à un immeuble en raison de problèmes sur le plan géotechnique[9] et la présence de contaminants dépassant les critères réglementaires applicables[10] ont déjà été considérés comme des vices cachés[11].

Ou encore, le propriétaire pourrait poursuivre son vendeur sur la base de l’article 1725 C.c.Q puisque « le vendeur d’un immeuble se porte garant envers l’acheteur de toute violation aux limitations de droit public qui grèvent le bien (…) ». L’article 65 de la Loi sur la qualité de l’environnement prévoit que :

Aucun terrain qui a été utilisé comme lieu d'élimination des matières résiduelles et qui est désaffecté ne peut être utilisé pour fins de construction sans la permission écrite du ministre.

Dans la mesure où cette limitation de droit public n’aurait pas été inscrite au Bureau de la publicité des droits, le propriétaire pourrait poursuivre son vendeur sur cette base.

Enfin, le propriétaire pourrait intenter une action contre le vendeur sur la base de l’obligation de délivrance qui est prévue à l’article 1716 C.c.Q. si le bien vendu n’est pas rigoureusement identique à celui qui a été représenté dans le contrat de vente[12]. Par exemple, si le vendeur a garanti que le terrain est conforme aux lois et à la réglementation en matière environnementale[13].

Contre la Ville

Le propriétaire qui n’a aucun lien de droit avec la Ville pourrait intenter une action en dommage contre la Ville sur la base de l’article 1457 C.c.Q. Pour réussir, il devra être en mesure de faire la preuve, par prépondérance, d’une faute commise par la Ville, des dommages en découlant[14] et être en mesure d’établir un lien de causalité entre cette faute et ses dommages.
 
La difficulté sera évidemment de prouver la faute de la Ville. De façon générale, le propriétaire pourrait tenter de démontrer que la Ville a commis une faute d’omission[15] en :
 

  1. négligeant de rendre publiques les informations contenues dans le Rapport de 1994 qui confirment que des concentrations élevées en biogaz et en méthane ont été détectées dans certains secteurs où il y a présence d’anciens dépotoirs et/ou;
  2. en omettant de prévenir les propriétaires concernés que de nombreuses résidences ont été construites au-dessus de ces anciens dépotoirs qui pourraient dégager des biogaz, être contaminés et/ou être à l’origine de certains dommages causés à des immeubles en raison des tassements de sols et de matières résiduelles enfouies dans les sols; ou encore
  3. si, par exemple, il était démontré qu’elle a émis un permis de construction ou de lotissement qui ne rencontre pas les exigences des articles 120 et 121 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme[16].

Bien sûr, en matière de responsabilité civile extracontractuelle, chaque cas est un cas d’espèce et les chances de réussite d’un tel recours du propriétaire contre la Ville dépendront grandement de la preuve qui sera présentée et des faits particuliers de chacun des dossiers.

Les formalités et délais de prescription

Le propriétaire qui décide de prendre action devra respecter certaines formalités et intenter son action en tenant compte des délais de prescription applicables. Le recours fondé sur la garantie contre les vices cachés devra être intenté au plus tard dans un délai de 3 ans à compter du jour où le vice se manifeste pour la première fois[17]. En outre, il devra avoir pris soin de dénoncer le vice dans un délai raisonnable qui, de façon générale et à moins de circonstances particulières, ne devrait pas dépasser 6 mois[18].

 
Pour ce qui est du recours contre la Ville, le propriétaire devra intenter son action au plus tard dans un délai de 6 mois en vertu de l’article 586 de Loi sur les cités et villes[19] (ci-après la « LCV »). Le point de départ de ce délai serait « le jour où le droit d’action a pris naissance[20] », ce qui pourrait faire l’objet de débats assez vigoureux.
 
En effet, à quel moment doit-on considérer que le droit d’action a pris naissance? Avec la parution de l’article de La Facture le 11 novembre 2015 ou seulement lorsque le préjudice subi aura été confirmé par les vérifications des experts?
 
Dans une décision récente, la Cour a considéré que le point de départ de la prescription en matière de contamination est le moment où « l’intensité des éléments permettant à l’acquéreur de soupçonner la gravité et l’étendue du vice, comme la présence d’odeurs d’hydrocarbures, et non un critère de certitude »[21]. Bref, cette question du point de départ de la prescription pourrait bien donner lieu à un débat juridique.
 
Un tel recours du propriétaire pourrait-il être interprété comme un accident tombant plutôt sous l’article 585 LCV? Les chances nous apparaissent minces mais elles ne sont pas, pour autant, inexistantes. Dans ces circonstances, il pourrait être prudent que le propriétaire envoie un avis préalable de 15 jours à la Ville de son recours, afin de préserver ses droits.

Conclusion

De nombreuses résidences sont construites sur d’anciens dépotoirs. Cela ne veut pas nécessairement dire pour autant que les propriétaires en subiront un préjudice. Ils devraient mandater des experts qualifiés pour qu’ils fassent les vérifications nécessaires touchant les émanations de biogaz ou de méthane, sur le plan géotechnique, et la présence de contaminants dépassant les critères réglementaires applicables.

 
D’ici là, compte tenu des courts délais applicables, les propriétaires concernés devraient transmettre, sans délai, des avis à leur vendeur et/ou à la Ville afin de préserver leurs droits. Il faudra donc suivre l’évolution de ce dossier dans les mois à venir.

[1] ICI RADIO-CANADA, Votre résidence est-elle bâtie sur un dépotoir ? (11 novembre 2015); LA FACTURE, Ma ville sur dépotoir (émission du 12 avril 2016)

[2] Le biogaz est défini par Gaz Métro comme étant « un gaz brut composé essentiellement de méthane (CH4) et de gaz carbonique (CO2) produits à partir de matières organiques ».

[3] Selon l’annexe 2 du Rapport de 1994, il y en aurait une soixantaine. Toutefois, il pourrait y en avoir davantage (94 selon les informations obtenues par La Facture).

[4] Page 4 du Rapport

[5] Page 4 du Rapport

[6] La présence de matières résiduelles dans le sol pourrait aussi présenter un problème, par exemple si ces matières sont peu profondes et si elles remontent à la surface par l’effet du gel et dégel et présentent un danger (verre, céramique, etc.). Voir Laforest c. Chabot J.E. 2008-1922 (C.S)

[7] Il pourrait être utile auparavant de procéder à une étude de caractérisation de type Phase I et d’analyser les documents et rapports qui sont disponibles et qui portent sur le secteur visé.

[8] Le vendeur professionnel ne peut pas exclure sa responsabilité (vendre sans garantie légale) en raison de l’article 1733 C.c.Q.

[9] Voir notamment Rousseau c. W. Rourke Ltée J.E. 2010-373 (C.S.); Trottier et al. C. Sintra inc. REJB 2002-35489 (C.S.); Vitrerie Magog c. 9095-1492 Québec inc. 2011 QCCQ 3387

[10] Les critères prévus à l’annexe I et II du  Règlement sur la protection et la réhabilitation des terrains (chapitre Q-2, r. 37); voir :  Faucher c. Lemarco inc. 2010 QCCA 1807

[11] Ce recours pourrait aussi être intenté contre les propriétaires précédents en vertu de l’article 1442 C.c.Q. ou contre le constructeur (vendeur).

[12] Voir Placement Jean-René Côté inc. c. Dubois 2010 QCCA 556

[13] Duguay et al. c. Les Restaurants Marlain Ltée EYB 2002-35875 (C.S.)

[14] Il pourra s’agir par exemple des coûts de la réhabilitation environnementale, des mesures à mettre en place pour le captage des biogaz, etc. Les pertes ainsi que le manque à gagner, à certaines conditions (article 1611 C.c.Q)

[15] Jean-Louis BAUDOUIN et Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile, 7e édition, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, p. 25 et 31

[16] Par exemple,  si depuis que les articles 120 et 121 LAU sont en vigueur, le terrain en question était inscrit sur la liste des terrains contaminés de la ville, qu’un plan de réhabilitation environnementale a été exigé par le Ministre en vertu de la section IV.2.1 LQE et que la Ville n’a pas exigé une attestation d’un expert habilité (article 31.65 LQE) confirmant que le projet est compatible avec les conditions du plan de réhabilitation.

[17] Articles 2925 et 2926 C.c.Q.

[18] Le caractère « raisonnable » de ce délai sera évalué par la cour qui a un pouvoir discrétionnaire à cet égard, voir Rousseau c. Gagnon (1987) R.J.Q. 40 (C.A.)

[19] RLRQ, c. C-19;  le recours pourrait peut-être être considéré comme étant une action pour dommages et intérêts au sens de l’article 586 LCV. Dans ce cas, aucun avis préalable ne serait requis mais le recours devra être entrepris dans les 6 mois à partir du jour où le droit d’action a pris naissance.

[20] Paragraphe 5 de l’article 585 LCV

[21] De La O c. Sasson 2015 QCCS 713 , para. 20